Le cirage des livres anciens... et si on essayait d'y voir plus clair?
- Emmanuelle Maïsetti
- 21 avr. 2021
- 6 min de lecture
Je suis en train d'écrire ma formation sur l'entretien des livres anciens, et je dois vous avouer que j'éprouve quelques difficultés à parler du cirage.
C'est un geste devenu tellement commun, tellement familier, qu'il semble presque impossible de le remettre en cause.
Et pourtant, je vois bien que sur certaines reliures, le cirage ne semble pas être le traitement le plus approprié.
Alors j'ai voulu creuser un peu cette histoire et me faire ma propre idée à son sujet. C'est parti!

Pourquoi cirer le cuir?
D'où vient cette manie de toujours vouloir cirer le cuir? J'aimerai savoir à quand remonte l'utilisation de cire sur les reliures en cuir... Est-ce une pratique du XIXe ayant pris modèle sur le cirage des chaussures? Est-ce que les bibliophiles du XVIIIe ciraient leurs livres? Si vous avez des pistes de recherche, c'est un sujet que j'aimerai bien traité dans un article prochain! En attendant, j'ai analysé ma propre pratique pour y comprendre quelque chose.
L'esthétisme d'une reliure lustrée
Je ne sais pas pour vous, mais je trouve qu'un livre ciré perd un peu de son cachet. J'ai l'impression de lui avoir ôté une partie de son authenticité. Comme si son cuir lustré me séparait de son histoire.
Je me souviens que quand je n'étais encore qu'une apprentie restauratrice, je cirais tout les livres qui me passait sous la main! Une frénétique du cirage!
J'aimais voir l'effet avant/après, cela me donnait une grande satisfaction. Aujourd'hui, je n'ai plus du tout le même besoin puisque aucun de mes livres n'est ciré! D'ailleurs, aucun de mes livres n'est non plus restauré, mais c'est un autre sujet - quoi que corrélé - dont je vous parlerais une prochaine fois.
Les préférences esthétiques sont relativement peu discutables. Ici, je vous livre les miennes et vous laisse les commentaires pour énoncer celles que vous préférez.
La fameuse "hydratation du cuir"
A chaque fois que j'entends parler de "l'hydratation du cuir" je vois la pub Nivea®.
J'en connais certains qui on dû surfer sur la similitude entre :
Belle peau = peau hydratée = mettre de la crème hydratante
&
Beau cuir= cuir hydraté= mettre de la cire
Sauf que notre peau, ce n'est pas du cuir. Le principe même du cuir est d'être peu hydraté! Avant d'être tannée, la peau contient environ 50% de son poids en eau, et c'est au cours du tannage que ce pourcentage diminue drastiquement pour atteindre les 15%. Mais elle ne doit pas descendre en deçà, au quel cas le cuir se rétracte et se craquelle.
Ne cherchez donc pas à hydrater le cuir de vos reliures anciennes, car vous modifieriez ce taux à l'aveugle. Prudence donc avec toute cire à base d'eau, c'est à dire celles qui se présentent sous forme d'émulsion telle que la cire 213.
Parlons-en d'ailleurs de cette cire créée par la Bibliothèque Nationale de France...
Vraiment, je ne comprend pas! Comment une institution telle que la BnF peut commercialiser un produit dont ils savent pertinemment qu'il à des effets dommageable sur beaucoup de cuir anciens sans émettre aucune mise en garde?! Un restaurateur de la BnF m'avait même confié qu'ils ne l'utilisaient pas (ou peu) eux même! La blague!
Non seulement elle contient 40% d'eau, mais comme si ce n'était pas suffisant, ils lui ont ajouté un solvant pour être sûr que ça pénètre bien!
Utilisée sur des cuirs neufs ou qui conservent encore leur glaire* protectrice d'origine, cela à peu d'incidence car ces cuirs sont peu perméable. Mais sur des cuirs fragilisés, épidermés, écaillés ou pulvérulents - grosso modo, tout ceux qui ont perdu cette fameuse glaire protectrice - ce genre de cire modifie le subtil équilibre chimique et physique du cuir ancien.

Dès l'application, vous constaterez que le cuir fonce, et noircit aux endroits où la fleur du cuir n'est plus présente (épidermures, griffures etc.), et ce de manière irréversible. L'eau présente dans la cire favorise et intensifie le phénomène d'hydrolyse acide (en lien avec l'acidité d'un atmosphère pollué) ainsi que celui d'oxydation (lié à la lumière et à la chaleur). Ces deux réactions chimiques, quoi que distinctes dans leur mécanismes, amènent au même résultat: les molécules de collagène qui composent le cuir sont scindées en petits fragments. Ainsi, la résistance mécanique de votre cuir se trouve considérablement diminuée.
*la glaire est une sorte de vernis appliqué sur le cuir pour créer une couche de protection et apporter de la brillance. Le blanc d’œuf (albumine) est traditionnellement utilisé pour glairer les livres, mais on utilisait également des huiles animales ou végétales, ou encore de la gomme arabique et laque.
En fait, le but du cirage est de maintenir le taux d'humidité du cuir naturellement présent. C'est un traitement préventif et non curatif comme pourrait le laisser sous-entendre la formule 'hydratation du cuir". Si un cuir est sec, et qu'il l'est depuis longtemps, il n'y a malheureusement pas grand chose à faire si ce n'est que de consolider sa surface à l'aide d'un consolidant de type Klucel-G (hydropropylcellulose) et de maintenir un cirage léger et régulier pour retarder son vieillissement. (et bien sur avec une cire "baume" et non une émulsion!)
Et le fameux "Nourrir le cuir"
Ce terme vient du fait que durant le processus de tannage à lieu ce que l'on appelle le corroyage-finissage. Cet étape permet de passer d'une "croute de cuir" à un cuir souple. Pour cela, il existe une méthode appelée "nourriture", où le cuir encore humide est "nourri" par des émulsions d'huiles, introduisant ainsi de petites quantités de matières grasses dans le cuir.
Nourrir un cuir signifie donc le graisser, le lubrifier.
En réalité, on ne peut pas vraiment "nourrir" un cuir ancien...sauf si on applique un lubrifiant (graisse ou huile) sur son coté chair qui est le coté inaccessible sur une reliure.
Ce que l'on cherche à faire en revanche, c'est maintenir un certain taux de graisse au sein du cuir pour éviter qu'il ne deviennent trop sec. Et c'est cela le but du cirage: apporter une certaine quantité de graisse à la surface du cuir pour ralentir la dégradation des graisses naturellement présentent dans le cuir.
La cire ne doit pas être conçue pour pénétrer en profondeur, car elle pourrait altérer l'équilibre naturel des matières grasses du cuir, mais comme une sorte de couche protectrice. De plus, le côté fleur du cuir étant peu perméable, la lubrification ne peut pas réellement "rentrer" dans l'épaisseur du cuir.
Comment cirer un livre ancien?
J'espère avoir pu vous montrer à quel point le cuir ancien est un matériau sensible et combien le cirage ne doit plus être un geste automatique.
Analyser le cuir ancien
Est-ce que le cuir est épidermé? Écaillé? Griffé? Pulvérulent?
Si vous voyez des parties "chaires" du cuir, alors abstenez-vous. Il faut d'abord protéger les parties où la fleur à disparue avec un consolidant type Klucel-G.
Quel cire utiliser?
Vous l'aurez compris, évitez d'utiliser les émulsions et préférez les baumes. Les composants de la cire ont également une importance. Je vous déconseille les baumes à base de paraffine qui est un dérivé pétrochimique, préférez les préparations à base de graisses naturelles tels que la cire d'abeille, la lanoline et l'huile de pied de bœuf. Vous remarquerez que ce sont toutes des graisses d'origines animales; en effet, les huiles et graisses végétales sont beaucoup moins stable dans le temps, et peuvent se décomposer en sous-produits capable d'altérer le cuir.
Il est important de ne pas employer une seule de ces graisses seules: la cire d'abeille se cristallise avec le temps ( rigide et traces blanchâtres), la lanoline est extrêmement collante et l'huile de pied de bœuf beaucoup trop fluide et pénétrante pour le cuir des reliures ( mais parfaite pour les cuirs de sellerie!). C'est donc uniquement leur association dans des proportions données qui permet d'obtenir un baume parfait.
Vous trouverez la recette de ma cire ici.
Comment l'appliquer?
Il faut à tout prix éviter ce que l'on appelle le "sur-graissage". En effet, un excès de cire peu mener à un raidissement et un assombrissement du cuir, rendre sa surface collante qui amène à fixer la poussière ( donc sensibilité accrue aux attaques biologiques) et peu faire apparaître des repousses grasses (migration des graisses constitutives à la surface visible sous forme de traces blanches).
Je vous conseille donc de faire un cirage léger et de ne pas ranger vos livres directement dans la bibliothèque: laissez-les sécher à l'air libre pendant un ou deux jours.
Voilà pour le cirage, j'espère que cet article vous aura aidé à mieux comprendre le cirage et ses effets, pour que vous puissiez donner à vos reliures en cuir ce dont elles ont vraiment besoin!
Comme toujours, si vous avez des questions, n'hésitez pas à les laissez en commentaires...
Bien à vous,
Emmanuelle
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